Aucun homme n’est une île de Christophe Lambert

Nouvelle chronique invitée pour Jean-Yves qui a décidé de nous parler d’un livre sorti aux éditions J’ai Lu Imaginaire : Aucun homme n’est une île de Christophe Lambert (349 pages) et qui a obtenu le Grand prix de l’imaginaire 2015.

Avril 1961. Le président Kennedy retient in extremis le débarquement des troupes antirévolutionnaires à Cuba : le fiasco de la baie des Cochons n’aura pas lieu. Quelques mois plus tard, mieux préparés, les Américains parviennent à envahir l’île et à renverser le régime. Castro et ses troupes se retranchent dans les montagnes imprenables de l’Escambray, et la guérilla recommence.
Ernest Hemingway, qui ne s’est pas suicidé au cours de l’été 1961, voit là une occasion unique de réaliser le scoop de sa vie : une interview de Castro et Guevara in situ. Accompagné par un faux photographe/vrai garde-chiourme de la CIA, cigare entre les dents et fusil en bandoulière, l’auteur de Pour qui sonne le glas reprend les sentiers de la guerre…

Il m’arrive régulièrement d’éplucher les listes des prix littéraires de l’imaginaire pour y trouver des livres incontournables, originaux, novateurs… Une uchronie sur Cuba pendant la Guerre froide ne pouvait me laisser indifférent. Prix mérité à mon avis, pour un livre très original, efficace et bien écrit.

S’il y a de nombreuses uchronies sur la Seconde Guerre mondiale, elles sont plus rares sur d’autres périodes, peut-être moins fascinantes dans l’esprit des auteurs et autrices. Pourtant, Christophe Lambert prouve avec brio que la guerre froide se prête autant à cet exercice. Il identifie une « péripétie » historique dont le déroulement ne s’est finalement pas joué à grand-chose. Ici, c’est le célèbre débarquement de la baie des Cochons qui aurait été repoussé dans le temps, mieux préparé, et donc finalement couronné de succès. C’est le premier déclencheur du livre : et si les Américains avaient envahi (certains diraient « libéré ») Cuba ? Les conséquences historiques sont intéressantes avec un nouveau front pour les États-Unis, en sus du Vietnam, et pas de crise des missiles en 1962.

L’auteur intègre également un deuxième élément uchronique, qui permettra d’ajouter un thème supplémentaire et de l’originalité : et si Hemingway ne s’était pas suicidé, et se mettait en tête d’interviewer Castro, et surtout le Che ? Hypothèse tout à fait crédible quand on connait le parcours de l’auteur de Pour qui sonne le glas, qui n’a jamais caché ses sympathies révolutionnaires et son appétence pour les théâtres de guerre. Pour que l’uchronie fonctionne, il faut que le « et si… ? » soit crédible et aux conséquences suffisamment profondes pour une histoire radicalement divergente.

Sous le couvert des arbres, le poncho du commandante Guevara était sombre, comme si les ailes noires de la mort l’enveloppaient déjà. Il avançait près de sa mule et portait un lourd sac à dos, un fusil télescopique et des cartouchières d’où pendaient deux grenades. Il était maigre, comme les autres. Sur son béret brillait une étoile dorée, au-dessus d’une petite demi-lune. Il était le seul à avoir des guêtres et des chaussures de montagne. Les poches de sa chemise vert olive débordaient de papiers, carnets et autres stylos. Un pistolet .45 était accroché à sa ceinture, et les poches de son pantalon était bourrées comme des besaces, déformées par le poids des balles et des livres. Nestor n’avait jamais vu le tien d’aussi près, à part ce jour de mars 1960, sur la tribune officielle. il s’agissait d’une cérémonie funèbre à la mémoire des victimes de la Coubre, cargo français coulé dans le port de la Havane. pour Castro, les Américains avaient fomenté l’attentat, aucun doute possible. Il s’était d’ailleurs livré à l’une de ses virulentes harangues dont il avait le secret. Ce jour-là, Nestor filmait le discours, assis au premier rang.

Le récit raconte donc la « grande Histoire ». Tout d’abord du point de vue du gouvernement cubain, obligé de retourner à nouveau dans la clandestinité, comme lors de la lutte contre Batista. Le lecteur côtoie Castro et le Che notamment, personnages pour lesquels l’auteur a l’honnêteté d’annoncer une opinion claire, entre considération de cynisme calculatoire pour l’un, et admiration, voire image quasi christique, pour l’autre. La relation entre ces deux personnages est intéressante et Christophe Lambert n’hésite pas à aller au bout de son raisonnement, ce qui donne lieu à de jolies scènes, en jouant sur les différences de caractère et idéologiques entre les deux hommes.

L’auteur connaissant l’histoire réelle et son déroulé, il en profite astucieusement pour donner aux Cubains une perception fine des enjeux, des tactiques et des conséquences. Les deux superpuissances ne sont pas en reste. URSS et États-Unis sont évoqués et apportent un peu de nuance. Les Soviétiques ont clairement le mauvais rôle dans l’histoire, prêts à toutes les bassesses, y compris vis-à-vis de leurs alliés, divisant pour arriver à leurs fins. Les Américains quant à eux, persuadés de leur bon droit et de leur supériorité morale, sont condamnés à perdre, peut-être pas en terme militaire, mais à minima la guerre de l’opinion.

Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble ; si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ; la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne.

John Donne (1624)

L’opinion, et sa fabrication, est l’autre thème du récit, ce qui est pertinent quand on traite de la guerre froide. Le livre est construit dans un premier temps avec deux lignes parallèles, une par camp. Côté Cubain, il met en scène le personnage de Nestor Almendros, chargé de filmer la contre-attaque cubaine et donc de participer à la guerre de l’image. C’est par ses yeux que le lecteur découvre le Che, et la fascination qu’il exerçait à l’époque sur ses hommes, et encore aujourd’hui, son portrait étant peut-être la photo la plus connue au monde.

Côté Américain, c’est un duo entre un agent de la CIA, Robert Stone, et le prix Nobel Ernest Hemingway, ce dernier s’étant mis en tête de revoir Cuba, de rencontrer à nouveau Castro et de l’interviewer. Ces binômes fonctionnent très bien et permettent d’avoir à chaque fois de développer les idéologies politiques face à un artiste peut-être plus détaché ou nuancé. Sur ces quatre personnages, seul Robert Stone est fictif. On sent le plaisir de l’auteur à ressusciter sous sa plume des artistes qu’il admire et à insérer de nombreuses références artistiques, littéraires (on trouvera Moby Dick, des essais politiques…) mais pas seulement. Concernant Hemingway, cela va jusqu’à une appropriation du style. L’auteur rend hommage, s’amuse, et il le fait bien.

En effet, l’écriture est efficace, avec un aspect très visuel. On imagine la réalisation, les cadrages. Les descriptions sont toujours limpides et on s’immerge très facilement dans l’ambiance, verte et moite, de Cuba. Les personnages sont incarnés, identifiables et mémorables. Les dialogues sont souvent mis en scène sous forme de joutes, avec toujours un élément d’action qui renforce et clarifie le propos, comme une partie d’échec ou un partage d’alcool. L’action à proprement parler n’est pas oubliée et les scènes de combat ou de poursuite sont limpides et nerveuses, particulièrement le siège de Trinidad. Parfois, on songerait à un western ou on entendrait même la Chevauchée des Valkyries pour une ambiance très 70’s et 80’s. Ceci témoigne d’une grande maitrise, et d’une association intelligente entre fond et forme. À noter le titre, qui permet à l’auteur de s’inscrire lui-même, mais avec beaucoup d’humilité, dans cette filiation littéraire.

Vous aimerez si l’exercice de l’uchronie, Cuba, Hewingway… Le tout écrit dans un style très efficace.

Les +

  • L’écriture
  • L’incarnation des personnages
  • Les notes de fin de livre : j’aime quand un auteur donne ses sources et explique sa démarche
  • Le dénouement réussi, car terminer une uchronie n’est jamais simple

Les –

  • Un petit passage à vide au milieu du livre
  • Peut-être difficile de suivre toutes les références

4 commentaires

  1. « son portrait étant peut-être la photo la plus connue au monde » : c’est soit lui, soit la colline en fond d’écran de Windows XP. 🤭
    Vraiment un excellent livre qui, en plus de toutes les qualités que tu cites, ne nécessite pas un gros bagage de connaissances préalables, ce qui le rend d’autant plus accessible et agréable. ^^

  2. Ca pourrait m’intéresser ça pour changer un peu et découvrir autre chose. Merci pour la découverte !

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