Nouvelle chronique invitée pour Jean-Yves qui a décidé de nous parler d’un livre sorti aux éditions J’ai Lu Imaginaire en Janvier : Rêve de Fevre de Georges R. R. Martin. Roman traduit par Alain Robert (J’ai Lu (1982 – 2021), 507 pages).
Mississippi, 1857. Joshua York, armateur aux allures de dandy gothique, offre des fonds illimités pour faire construire le navire le plus rapide et le plus somptueux que le fleuve ait jamais connu. En échange de quoi il exige de rester maître des horaires et des destinations, et surtout qu’on ne le dérange sous aucun prétexte dans sa cabine hermétiquement close, dont il ne sort qu’une fois la nuit tombée. Voilà enfin l’occasion qu’attendait le capitaine Marsh, vieux loup de rivière aux proportions gargantuesques, pour relancer sa compagnie en perte de vitesse. Mais bientôt, une vague de meurtres ensanglante le sillage du Rêve de Fevre…
J’ai une relation assez ambivalente avec Martin. Je n’apprécie guère Le trône de fer, alors que j’ai adoré Armageddon Rag, considéré par certain.e.s comme son meilleur roman. Un autre one shot était donc un moyen de peaufiner mon avis, l’association Vampires & Mississipi ne pouvant me laisser indifférent. Essai transformé, j’ai passé un excellent moment.
C’est un roman écrit par un « jeune » Martin de 34 ans, quelques années après Entretien avec un vampire d’Anne Rice, et qui propose une autre interprétation du mythe. C’est une des premières qualités du roman : l’auteur crée sa propre genèse très convaincante. D’ailleurs, si certain.e.s connaissent la première itération du jeu de rôle Vampire La Mascarade édité par White Wolf, ils ou elles trouveront d’énormes similitudes. Ici, l’angle d’attaque n’est pas le vampire romantique mais plutôt le rapport de ces prédateurs immortels au temps, à la création et à l’humanité.
Pour développer son histoire, Martin fait le choix des États-Unis de la seconde moitié du XIXe siècle, non pas au Far West (si ceci vous intéresse, lisez l’excellent Blood Silver de Wayne Barrow), mais le long du Mississipi. Le cadre du roman gothique est transposé : le château dans le brouillard laisse place au bateau dans la moiteur du fleuve. C’est un livre très bien documenté, mais en évitant le piège de l’exposé permanent et fastidieux. La lecture achevée, les bateaux à vapeur et les fleuves de l’Est des États-Unis n’auront presque aucun secret pour vous. Martin montre ici qu’il est malin et efficace : il profite du décalage de connaissances entre certains personnages pour distiller quelques éléments, toujours au service de l’histoire. On apprend par exemple, entre autres choses, la manière dont on peut utiliser du lard pour gagner de la vitesse, la hiérarchie en vigueur sur un bateau, ou comment il navigue de nuit… Les dialogues entre Joshua York, dont on devine rapidement la nature, et Abner Marsh, le capitaine le plus laid du Mississipi, pétri de rêves de gloire et de vitesse, sont des moments clés du roman.
De là-haut, on embrassait du regard tout le chantier, les autres navires noyés de brume en contrebas, les eaux noires de l’Ohio en arrière-plan, et plus loin les lumières distantes de Louisville telles des palpitations fantomatiques dans le brouillard. La timonerie étant grande et luxueuse. Un vitrage teinté doublait ses fenêtres, faites du verre le plus limpide, le meilleur. Partout luisaient du bois sombre et des ornements d’argent, brillants, pâles et froids dans la clarté de la lanterne. Et il y avait la barre en forme de roue, dont on ne voyait que la moitié supérieure tant elle était grande, mais qui, même ainsi à demi encastrée dans son ouverture dans le plancher, s’élevait aussi haut que Marsh lui-même. Elle était en teck, sombre et lisse au toucher, et ses rayons arboraient des anneaux d’argent comme une danseuse de cabaret des jarretières. Cette barre réclamait à grands cris muets les mains expertes d’un pilote. Joshua York s’en approcha et la toucha, fit courir sa main pâle sur le bois noir et l’argent. Puis il l’empoigna, comme s’il était le pilote et, un long moment, demeura ainsi, la barre entre les mains et ses yeux gris dans le vague, perdus dans la nuit et ce brouillard de juin si incongru. Les autres firent silence et, l’espace d’un moment, Abner Marsh eut presque la sensation que le bateau naviguait sur quelque sombre méandre de l’esprit, en un voyage étrange et infini.
Alors, Joshua York se tourna et rompit l’enchantement.
« Abner, dit-il. Je voudrais gouverner ce bateau. Pourrez-vous m’apprendre à piloter ? »
Tous ces éléments sont au service du thème central de Rêve de Fevre : le temps. Il y a d’abord deux lignes temporelles, organisées autour du jour et de la nuit, roman de vampire oblige. Elles convergent petit à petit, se heurtent même, quand il apparait qu’il est difficile de concilier la gestion des délais liés au transports de passagers et de marchandises, ainsi qu’au ravitaillement, au rythme et aux manies d’un noctambule. C’est aussi le contraste entre le temps lent du fleuve, qui s’écoule avec flegme, et la frénésie de la course où chaque bateau essaie d’être le plus rapide et de battre des records de vitesse, voire de faire la course. Sans oublier le temps de la technique, où le bateau qui était le plus rapide autrefois finira par pourrir sur un quai, faute d’entretien, quand il sera remplaçant par un modèle plus performant.
Le temps prend également une autre dimension, plus longues encore, tant sa valeur est différente pour un humain qui vit avec intensité ou pour un vampire immortel. À partir de quand la vie est-elle trop longue, fade, ennuyeuse ? Quelques décennies ? Plusieurs siècles ? Des millénaires ? Alors que le rythme de l’Histoire peut paraitre tellement rapide, entre passage du bois au charbon, du bateau au chemin de fer, sans oublier les sursauts de la Guerre de Sécession. La fin d’un monde qui se putréfie, au sens propre et figuré.
L’horreur est très légère dans le livre, qui n’est pas réellement effrayant. Néanmoins, il questionne la nature du monstre. Le vampire qui suit sa nature ou qui essaie de la combattre. L’homme qui ôte la vie sans sourciller pour arriver à ses fins, obtenir l’immortalité. La société qui tolère, encourage même, la pratique de l’esclavage au nom de la couleur de peau. Parfois, l’Histoire et la nature humaine sont plus effrayantes qu’une créature mythique. L’ensemble est servi par une plume efficace, entre descriptions évocatrices, personnages bien campés qui évoluent au fil de l’intrigue, et maitrise du rythme, parfois lent comme le fleuve, ou rapide comme un torrent. Martin sait ménager son suspense et les révélations, et n’hésite pas à surprendre le lecteur, en menant son histoire là où on ne l’attend pas. J’ai été happé du début à la fin.
Vous aimerez si vous la littérature gothique, recontextualisée dans un autre décor, et donc avec de nouveaux enjeux.
Les +
- L’ambiance, les bateaux, le fleuve…
- Une version intéressante du mythe du vampire
- Le duo York/Marsh
Les –
- Quelques hésitations pour différer le dénouement
Une excellente lecture, Armageddon Rag est indétronable mais j’aime beaucoup le Trône de fer que je désespère de voir fini un jour…
Perso j’ai pas aimé Le throne de fer mais celui-ci ou Armaggedon Rag j’essayerai à l’occasion pour voir si j’apprécie plus l’auteur dans un autre environnement.