Jean-Yves Loisy en est déjà à sa 6e chronique invitée sur le blog et c’est toujours un réel plaisir pour moi de découvrir sa prochaine chronique. Le choix du mois de Juillet s’est porté sur Eurydice déchainée écrit et illustré par Melchior Ascaride aux éditions Les Moutons électriques (2021), 159 pages.
Orphée n’a pas pu ramener Eurydice des Enfers. Ou n’a-t-il pas voulu ? Trahie par son époux, abandonnée à la merci d’Hadès et aux ténèbres du sous-monde, la dryade n’a plus qu’une idée en tête : se venger. Défiant monstres et dieux, Eurydice débute une odyssée dans l’au-delà afin d’accomplir ce qu’aucun mortel n’a jamais réussi, s’échapper du séjour des morts.
C’est un court roman illustré qui serait complètement passé sous mes radars sans la chronique de Stéphanie Chaptal du blog Outrelivres. Comme nos avis se rejoignent fréquemment, je ne pouvais pas ignorer un ouvrage dont l’objectif est de mettre en exergue « la profonde injustice des mythes grecs ». Eurydice déchaînée fait ça très bien, avec maitrise et (im)pertinence.
Le mythe d’Eurydice et d’Orphée est très connu. La première est mordue mortellement par un serpent le jour du mariage ; le second, fou de chagrin (ou pas), se rend aux enfers pour la récupérer. Hadès, le souverain des lieux accède à sa requête mais à une condition : ne pas se retourner sur le chemin du retour. L’aède désobéit dans les derniers instants, condamnant Eurydice à rester aux enfers. Racontez cette histoire à un môme et il vous rétorquera : « mais il complètement con Orphée ! ». Melchior Ascaride écarte l’hypothèse de la bêtise, au profit d’une faute toute volontaire, comme dans l’opéra d’Offenbach. Ici, le poète a voulu renforcer son propre mythe, se construire une image d’amoureux malheureux. Le roman nous décrit une Eurydice ivre de rage, qui n’a désormais plus qu’un seul objectif : quitter les enfers et se venger de son ex, mais aussi de tous ceux qui lui ont fait du tort. Le périple de la Dryade prouve la très grande passion et l’érudition de l’auteur : mythes, protagonistes, concepts, vocabulaire… Eurydice rencontre, voire affronte, une multitude de personnages des récits de l’Antiquité, tour à tour bourreaux ou victimes. Telle une Odyssée, le livre est un périple où les étapes sont des défis à relever. Négociation, violence, ruse… sont les armes de la vengeresse. Les obstacles sont nombreux car on ne sort pas des enfers comme on le souhaite, mais sa haine est implacable, au point qu’Eurydice en devienne l’allégorie.
Ma descente inexorable se poursuit, sans le moindre écho de mes pas, sans que les pierres qui roulent sous mon talon n’émettent la note la plus ténue. Les boyaux où je circule se confondent tous, partout la même pénombre, le même air froid et sec. J’ignore si je marche trois heures ou trois jours, le temps perd son sens dans l’éternité. J’imagine que c’est ainsi qu’a été pensé le séjour des morts, rien pour vous raccrocher à la vie, aucun repère, aucune direction si ce n’est vers le désespoir. Je ne te céderai pas, royaume de malheur, et si je retourne en ton sein, c’est pour mieux t’échapper. Ne crois pas que tu possèdes un quelconque pouvoir sur moi, car je suis libérée de toute chaîne.
Eurydice est d’abord la victime de l’égoïsme, voire de l’égotisme, d’Orphée et cherche à se venger. Mais c’est ensuite le patriarcat qui est visé, symbolisé notamment par Hadès puis par le panthéon en général, le sort des femmes n’étant guère enviable dans la société grecque. Elle, et l’auteur par son intermédiaire, s’insurge contre ceux qui diraient « c’est dans l’ordre des choses », « c’était la société antique »… en s’attaquant durement au concept de moïra, peu ou prou le destin auquel chaque mortel devrait se résigner. Ici, le destin est finalement présenté comme une excuse facile, un instrument d’oppression qui permet aux dieux, et aux hommes, de dominer les femmes. Eurydice, par sa colère et sa pugnacité, refuse cette fatalité de tout son être ; morte et humiliée, elle n’a plus rien à perdre. La dryade devient le fer de lance, l’inspiratrice de toutes les femmes victimes et qui décident de se dresser face à l’oppression. Petit à petit, ce n’est plus sa seule cause qu’elle défend, mais celle de toutes les femmes, de toutes les minorités. Mais Melchior Ascaride n’oublie pas de mettre en balance les sacrifices nécessaires, les risques de ces luttes, les échecs possibles. Il est difficile de contester ce que certains présentent comme un ordre naturel, cosmique même.
Enfin je vous trouve !
Sous mes pieds vont et viennent quarante-neuf femmes, vêtues d’himations mitées et durcies par la crasse. Un ballet de chevelures noires emmêlées, de bras nus dont la peau varie du sable au jais et d’échos spectraux de pieds nus sur la pierre. Toutes courent, chargées d’amphores vétustes, entre le point de chute d’eau et des fûts de bronze, percées de toutes parts, qu’elles essaient désespérément de remplir. Pauvres, pauvres Danaïdes. Jetées au fin fond de l’existence et condamnées à une tâche absurde pour le seul fait d’avoir refusé des noces contre nature et occis ceux en qui couvait le sombre dessein de les assassiner.
Enfin, la forme est très aboutie. D’une part, Melchior Ascaride écrit bien. Le champ lexical de la colère, de la révolte, des enfers est utilisé quasiment en intégralité. Il utilise ce vocabulaire, parfois désuet, des mythes grecs que les lecteurs de l’Iliade et l’Odyssée, souvenirs de collège, retrouveront avec plaisir. Les figures de style, les épithètes, la structure travaillée des phrases évoquent indéniablement les vers antiques. D’autre part, l’auteur est aussi, et d’abord, graphiste. Les illustrations occupent une proportion importante de l’ouvrage et ne sont pas une simple redite du texte, mais une alternative. L’image remplace le mot, ce qui permet de donner encore plus de chair au récit. Le bleu, le blanc et le noir créent un aspect très froid, tout à fait dans l’ambiance qui correspond aux enfers. Eurydice est un fantôme pâle qui traverse les pages et les épreuves. Très stylisée, ses émotions qu’elle transmet n’en sont que plus puissantes et permet à toutes les femmes de s’identifier. Un très beau texte, qui ne prétend par détruire ou détester les mythes grecs mais qui ajoute une pierre à un édifice auquel il est toujours sain d’apporter une contribution.
Vous aimerez si les mythes grecs vous intéressent, et qu’ils peuvent être questionnés.
Les +
- L’union du fond et de la forme
- La parfaite ambivalence vis-à-vis de mythes
- Eurydice, tout simplement
Les –
- Un découpage en chapitre ou chants n’aurait pas été superflu
- Très érudit, au risque parfois de perdre ou de sortir le lecteur
- Un temps mou au milieu du récit
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Rien que pour l’union du fond et de la forme je suis plus que tentée! Merci pour cette chronique éclairante.
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