Les bras de morphée de Yann Bécu

Nouvelle chronique invitée de Jean-Yves Loisy avec Les bras de Morphée de Yann Bécu, aux éditions Pocket (2021, précédente édition chez HSN, 2019), 368 pages.

Voici un futur proche où l’on veille en moyenne quatre heures par jour à cause d’un étrange virus. En amour, à l’école, au travail, la routine a forcément l’allure d’un sprint : faire vite, faire court, ne pas trop ramener sa fraise… Trois lois sacrées que Pascal Frimousse, ex professeur de français, profane au quotidien.  Avec ses 12 heures de veille, il est une perle rare. Mais à dormir si peu quand le reste de Prague sommeille, on s’ennuie ferme. Alors, pour passer le temps, quoi de mieux que de voler celui des autres, devenu leur bien le plus précieux ? L’essence même du trollage, en somme…

Il y a des livres dont l’accroche me met immédiatement l’eau à la bouche. Si j’enfonce des portes ouvertes, pour moi un bon roman est la combinaison de personnages crédibles, un décor intéressant, une intrigue bien menée, une plume efficace (à vous de voir vos priorités) … Mais une idée originale, bien menée, peut transformer un livre « simplement » agréable en livre mémorable, ou générer de la frustration, car promettre au lecteur, c’est toujours risquer de décevoir. Yann Bécu tient sa promesse et frappe fort pour un premier roman : et si nous n’étions réveillés que 4 heures par jour ? Le récit nous donne une réponse cohérente, et évite le piège de se prendre trop au sérieux.

Yann Bécu nous dresse une société quasiment post-apo, où un virus réduit, parfois drastiquement, le temps de veille des humains et les endort à heures fixes, sans tenir compte des rythmes biologiques habituels. Le temps devient donc la ressource la plus précieuse au monde. Le récit fait des allers-retours plus de 30ans pour décrire et mesurer les conséquences de cette pandémie. Ainsi, l’activité économique a fortement reculé et les sociétés se sont recroquevillées sur une échelle plus facile à contrôler : la ville. La cité-État est devenue le modèle dominant d’organisation. Désormais, le temps est taxé et chacun doit remplir des obligations communautaires. Les bouleversements concernent aussi l’amour : comment mener une vie de couple quand le virus ne vous laisse que quelques minutes de vie en commun ? Quelle place pour le plaisir, peu importe son origine, entre quantité et qualité ? Et surtout, quelle importance accorder à la culture, qui souffre du peu de temps disponible une fois les besoins vitaux assurés ? C’est d’ailleurs sur ce dernier thème que l’auteur s’attarde le plus et brosse en creux une critique de notre société actuelle, bouleversée par la révolution numérique, où l’on parle désormais « d’économie de l’attention ». Le constat est glaçant : nous n’avons jamais eu autant de temps disponible, pourtant il n’a jamais donné l’impression de manquer autant.

« Passé le lundi, c’est en ligne qu’on essaie d’étudier. Le « programme scolaire » pré-Morphéus nous est désormais à peu prêt aussi utile qu’un « programme spatial ». Il prête à la rêverie, cinq minutes, puis la réalité nous rappelle à l’ordre. En langues, les seules compétences encore évaluables, c’est « garder les yeux ouverts », « savoir résumer » et « ne pas trop ramener sa fraise ». La priorité est donnée aux matières où l’on mesure, et parmi elles surtout à celles où l’on apprend à démonter, à réparer et à remonter ce qui existait déjà. Le nouveau caïd des conseils de classe, c’est le prof de techno. S’il dit que Jean-François fait bien les soudures, Jean-François passe. Moi, quand je l’ouvre, les autres ne font même plus semblant d’écouter. Lors du dernier conseil en ligne, un collègue de physique a même lâché :
– D’accord, Pascal, mais on s’en fout un peu qu’il sait pas maitriser les subjonctifs des mots. C’est pas comme si que c’était grave.

J’ai passé le reste de la réunion de dos, sans même éteindre la caméra, à perfectionner ma sauce gribiche. Ni vu, ni connu.

Sur le plan théorique, Morphéus nous a fait perdre des siècles. Il y a, tout simplement, des questions qu’on ne se pose plus : Qu’est-ce qu’une connaissance ? Comment la produit-on ? Comment la valider ? L’épistémologie se pratiquait bien au chaud, posément, avec le ventre plein ; elle est un luxe qu’on ne peut plus s’offrir. Ce qui nous intéresse, à présent, c’est la retape et l’entretien : Qu’est-ce qu’une pompe hydraulique ? Comment produit-elle ? Comment la faire durer ? Les chemins de la connaissance, c’était bon quand on avait le temps de flâner. »

Le héros des Bras de Morphée, Pascal Frimousse (le nom annonce la couleur…) est un professeur de français que Morphéus a plutôt épargné, ne le faisant dormir que 12 heures par jour. Il se paie le luxe de lire, se promener et surtout il arrondit ses fins de mois en tant que troll. Le principe est simple : des gens le paient pour faire perdre du temps aux autres. On retrouve à nouveau une référence à notre société numérique contemporaine, les trolls étant ses individus qui pullulent sur les réseaux sociaux et qui arrivent à déclencher ce réflexe purement masochiste qui sommeille en nous : essayer de discuter avec eux. Bien sûr, le terme est aussi ancré dans la mythologie et les fables. Le livre fait d’ailleurs penser à ce genre, à ces contes aux personnages burlesques, prétextes à déclencher la réflexion. J’ose la comparaison : il y a du Pratchett chez Bécu. Il nous livre une sacrée brochette de personnages décalés, notamment l’excellent Michel, qui se réunit au bistrot « le Dormeur ». Le tout est construit comme un thriller ou des pieds nickelés peut-être trop malins pour leur propre bien se retrouvent mêlés à des évènements qui les dépassent. Ou pas.

« Affaire Dreyfus : 1932. Benjamin Dreyfus, capitaine stagiaire à l’état-major français. Accusé d’espionnage pour le compte de l’Allemagne nazie. À l’époque, bouc émissaire idéal : alsacien, juif. Condamné en 1933. Défendu par Jean Moulin dans un article du quotidien L’Horreur (« J’accuse ! »). Finalement réhabilité en 1934. »

Yann Bécu maitrise parfaitement cet humour absurde et écrit très bien. Lui-même professeur de français, on se demande ce qu’il a mis de lui dans Frimousse. Certaines informations « sauvées » que l’on trouve dans le « wekeep » relèvent de perles d’élèves, voire d’autres enseignants, les plus cocasses. En même temps, le roman est truffé de références. Certaines sont assez classiques, et logiques, comme les œuvres, telles que l’on s’en souvient, que le héros doit enseigner à ses élèves sous forme de résumés. L’amour de l’auteur pour la littérature est palpable. Les titres des chapitres sont des jeux de mots savoureux comme « le grand bond en arrière » ou « la parole est à la défonce ». La langue elle-même est travaillée car l’auteur intègre que la concision est la règle quand vous avez peu de temps, à fortiori avec vos amis ou votre conjoint. Son sens de la formule se retrouve aussi dans les slogans assénés au peuple pour qu’il accepte la nouvelle organisation sociale. Avec une écriture au service du propos, Yann Bécu trouve le ton juste pour un récit parfaitement abouti.

Vous aimerez si vous aimez une idée finalement assez WTF mais menée avec intelligence et une écriture au ton ironique.

Les +

  • L’idée de base, menée à terme et qui nous renvoie à notre propre époque
  • Le ton juste, l’écriture
  • C’est drôle !

Les –

  • L’enquête qui parait parfois un peu secondaire

6 commentaires

  1. Génial! Je suis ravie de voir ce livre enfin lu par un peu plus de monde grâce au poche. Yann Bécu est talentueux et ça va se savoir!

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